Lenoir débarque dans son port d'attache

Carole Lenoir arriva devant la porte de sa chambre. Elle déposa sa caisse rouge à ses pieds, sortit sa clé et ouvrit la porte. Elle pénétra à l'intérieur avec ses affaires et donna un coup de pied dans la porte pour la refermer. La superficie de la salle la surprit. Elle s'attendait à une banale chambre d'étudiant et elle avait carrément droit à un appartement. Une salle de bain, une chambre à coucher, pour l'instant rien d'extraordinaire; mais la cuisine et le petit salon, c'était vraiment le grand luxe. Cela lui rappelait un peu le logement qu'elle avait loué pendant un an avant de débarquer ici. Elle plaça sa caisse à outil près de l'entrée et déposa délicatement le long carton sur la table basse du salon. Enfin, elle jeta son sac de voyage et son sac à dos là où elle pouvait. Elle rangerait ses affaires plus tard.

Lenoir arriva de nouveau dans sa chambre. Elle referma la porte derrière elle et colla son dos contre celle-ci. Elle poussa un long soupir, elle avait encore du mal à digérer tous ce qu'elle venait d'apprendre. Une école peuplée de créatures que l'on retrouve que dans les livres et les films dépassaient tous ce qu'elle avait pu imaginer. Mais elle n'avait guère le choix, soit elle restait ici et elle essayait de s'adapter; soit elle passait quelques années en prison, ce qui n'était pas très reluisant non plus. Dans cet établissement, elle pourrait bricoler et ce qui comptait le plus pour elle.

Carole se décolla de la porte et s'approcha de son sac à dos et de son sac de voyage. Elle ouvrit les deux, les vida sur le lit et les posa à son pied. Elle entreprit de tout mettre à sa place, ses effets personnels dans le tiroir du bureau et ses vêtements dans l'armoire. Cela ne lui prit guère plus d'un quart d'heure vu le peu de bagages qu'elle avait ramené. Une fois cette tâche achevée, elle s'agenouilla devant la table basse sur laquelle elle avait posé son long carton. Elle l'ouvrit délicatement et en sortit un parallélépipède dont les six faces étaient en vitre reliées entre-elles par des tiges de bois au niveau des arêtes. A l'intérieur, il y avait la maquette d'un cargo d'une soixantaine de centimètres de long, une vingtaine de large et trente de hauteur. Il s'agissait du navire sur lequel ses parents avaient trouvé la mort. La jeune femme se recueillit devant ce vaisseau pendant quelques minutes. C'était une réplique identique à l'original, dans ses moindres détails, sauf pour la taille; elle avait passé deux ans à la réaliser, sans rien faire d'autre de son temps libre. Puis elle le plaça au centre de la table et mit le carton à la poubelle.

Carole admirait sa maquette. Ce cargo, qui avait été baptisé Tempêtueux, avait sombré dans l'Océan Atlantique, emportant avec lui son père et sa mère dans les fonds sous-marins. Ils étaient censés faire de simples opérations de maintenance mais la mer en avait décidé autrement. Cette maquette était une réplique parfaite, jusqu'au moindre détail. Rien ne manquer: les grues, la tuyauterie, les treuils, les câbles, les feux de signalisation, les antennes, etc...Elle avait mis deux ans pour la réaliser, deux ans de sa vie où elle n'avait rien fait d'autre que construire cette réplique. Elle en était fière. Mais, ce navire représentait surtout la tombe de ses parents disparus, car on n'avait pu récupérer les corps. Elle murmura:

"- Papa, maman, vous me manquez..."

Elle sursauta. Elle tourna la tête en direction de la voix qu'elle venait d'entendre et découvrit la Directrice, debout dans son studio. Elle ne l'avait pas entendu entrer et commença à se demander si c'était une bonne idée de laisser la porte déverrouillée quand elle se trouvait dans son studio.

"- Elle aurait pu frapper! maugréa-t-elle intérieurement.

La jeune rousse écouta ce que sa patronne avait à dire. Elle pouvait le confirmer: elle avait l'air parfaitement idiote dans cette situation. Mais qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui vouloir? Certes, comme elle venait de le préciser, elle lui devait beaucoup; et comme elle était censée être son employeur, elle ne pouvait pas vraiment lui refuser quoique ce soit. D'ailleurs, ce tutoiement la mettait mal à l'aise. Elle désigna un fauteuil à la Directrice.

"- Asseyez-vous. Je vous écoute." déclara-t-elle.

Carole laissa s'assoir son interlocutrice et elle s'appuya lourdement contre la table en face d'elle, les bras croisés sur sa poitrine. Son interlocutrice commença sa phrase mais elle s'arrêta dans son élan. Carole suivit le regard de la Directrice, cette dernière observait avec gène la maquette du Tempétueux. Ce pourrait-il qu'elle l'ai entendu en entrant? Elle commençait à redouter ce qu'allait lui demander sa patronne, cela était renforcé par la mine moins réjouie qu'elle affichait.

Pourtant, la proposition de la Directrice lui parut enthousiasmant sur le coup. Un navire en piteux état qu'elle devra réparer. C'était tout à fait dans ses compétences et elle adorait ce genre de travail. Elle imaginait déjà des moyens variés pour boucher les voies d'eau et écartaient ce qui ne convenaient pas. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Néanmoins, il disparu aussitôt. L'idée de le piloter elle-même ne l'enchantait guère. Il y a quelques années, elle avait bien tenu quelques fois la barre d'un bateau, mais elle n'était jamais seule à ces moments-là. Carole se tourna vers sa maquette. Elle se voyait déjà prise au milieu d'une tempête et sombré sous l'assaut répété des vagues. Elle ne souhaitait pas connaître le sort de ses parents. Elle secoua la tête. Ce n''était pas avec ce genre d'attitude qu'elle reprendrait un jour le flambeau de son père.

La Directrice bondit sur elle alors qu'elle s'apprêtait à donner sa réponse. Elle semblait vraiment avoir besoin de quelqu'un pour accomplir cette tâche et la regardait avec insistance. Elle prit l'enveloppe et répondit:

"- Pour le bateau, il n'y a pas de problème, j'en fait mon affaire. Mais votre capitaine, il peut me délivrer un permis officiel? Parce que j'en aurais besoin si la gendarmerie maritime m'interpelle en pleine mer."

Carole dévisageait la Directrice. Celle-ci semblait toujours aussi enthousiaste. Elle se demandait comment elle pouvait être de si bonne humeur, et ce, quel qu'était la situation. Quelque fois, elle lui enviait cette qualité, qui pourrait lui éviter certains problèmes.

Demoya lui parla ensuite du Capitaine Kristov. Lenoir sentait qu'ils allaient bien s'entendre tous les deux, car ce marin à la retraite était un grand amateur d'alcool, même si elle-même, elle préférait le rhum. Mais elle fronça les sourcils quand la Directrice poursuivit. Parce qu'elle s'était déjà renseigner auparavant, elle savait qu'un permis bateau, ça prenait du temps. Or, elle lui demandait de frauder pour en obtenir un rapidement. Elle hésita un peu, son casier judiciaire était déjà bien lourd et un défaut de permis n'arrangerait pas sa situation. Cependant, ça ne sera pas la première fois qu'elle écarterait ses scrupules pour agir de l'autre côté de la loi. Mais elle devait être sûre d'avoir une garantie. Elle posa sa question sérieusement, en regardant son interlocutrice droit dans les yeux.

"- Si jamais je me fais prendre, vous me couvrirez?"

L'explication au sujet du rafiot l'agaça un peu. La Directrice croyait que Carole ne savait pas de quoi elles discutaient. Depuis l'âge de douze ans, elle se tenait à jour dans tous ce qui touchaient à la navigation et à la mer. C'était pas la première fois qu'on lui parlait d'un bateau. Elle mis les choses au point:

"- C'est bon, je connais mon domaine et ça sera pas la première fois que j'aurais une barre en main! Le Capitaine Kristov ne devrait pas avoir trop de mal à m'enseigner la navigation puisque cela fait un moment que je comptais passer mes permis, alors je me suis déjà renseigner sur les règlements. Et que ce soit un "car" ou une "voiture deux places", c'est toujours un navire soumis aux mêmes éléments et aux mêmes règles."

Carole fut déstabilisée par le changement de ton de la Directrice. Elle venait de passer d'un air enjoué à un ton froid et sérieux, ce qui rassura la jeune rousse sur la sincérité de son interlocutrice. Les deux femmes se regardaient maintenant les yeux dans les yeux pour appuyer leurs propos. Néanmoins, elle était satisfaite de la réponse de sa patronne et elle venait d'apprendre que c'était une femme de parole dont l'honneur avait une place importante en elle. Carole admirait cela. Et la Directrice lui avoua bien plus, cette dernière venait de lui apprendre qu'elle considérait son employée comme une amie. Ses sourcils se levèrent aussitôt d'étonnement. C'était la première fois depuis longtemps que quelqu'un lui déclarait son amitié avec autant de franchise, et peut-être même la première fois.

La Directrice s'approcha de Lenoir et pointa son doigt vers elle. Le regard intense laissait entendre qu'il n'y avait aucune plaisanterie dans ce qu'elle allait dire et le ton employé le sous-entendait également. Carole fut surprise d'écouter Demoya parlait de son passé et elle découvrit quelque chose. La Directrice et elle avait connu un sort identique, bien que cette dernière possédait encore une famille apparemment. Elle se sentit soudain très proche de son employeuse. Elle soutint son regard et répliqua froidement:

"- Quand les jeunes en qui j'avais confiance m'ont trahis, je...Oh et puis vous savez très bien ce qui s'est passé! J'ose espérer que cela ne sera pas le cas avec vous après ce que vous venez de m'apprendre sur votre sujet. Pour moi aussi la loyauté est quelque chose d'important, comme me l'a montré l'orphelinat dans lequel j'ai grandi. Ça m'a permit d'éviter la prison..."

L'échange grave et froid qu'ils venaient d'avoir cessa avec un petit sourire de la Directrice qui en profita pour lancer une petite pointe d'humour. Cela resta sans grand effet sur elle, elle n'avait pas vraiment le cœur à rire et songeait à ce qui arriverait si l'aléa du cambriolage recommençait, même si elle pensait que ce risque était pratiquement inexistant. Mais cela ne l'empêcha pas d'avoir des doutes. Elle saisit la main qu'on lui tendait et répondit tout de même:

"- Je vous promets rien pour les sourires mais je vais essayer."

La jeune rousse relâcha la main chaleureuse de la Directrice. Pensant que la discussion était close, elle s'était dirigée vers la porte pour raccompagner son invitée. Cependant, cette dernière semblait avoir encore quelque chose à dire. Et apparemment, c'était encore une confidence: la patronne ne savait rien de son employée. Et c'était réciproque jusqu'à maintenant, quoique Carole ne connaissait pas non plus toute sa biographie mais seulement une partie importante. Elle venait de reconnaître également qu'elle n'avait pas vraiment consulter son dossier personnel avant de la rencontrer. La technicienne haussa les épaules avec indifférence et répondit:

"- Vous n'avez pas raté grand chose de toute façon et vous avez dû vous contenter de lire que la partie qui concerne la raison pour laquelle j'ai accosté ici. Et si vous voulez me connaître, ne vous emmerdez pas avec un dossier et venait me voir directement, ça sera plus simple."

Par contre, au fond d'elle, Lenoir savait très bien qu'elle voulait conserver certains détails de sa vie pour elle-seule. Des détails dont-elle n'était pas vraiment fière et elle préférait les refouler au fin fond de sa mémoire. Elle ne dévoilerait donc pas tout, voire même pas grand chose. Puis elle resta une nouvelle fois impassible devant la crise de rire de la Directrice.

Néanmoins, elle sourit quand elle lui annonça que l'Ecole avait besoin d'elle et, il fallait l'avouer, c'était vraiment une nécessité pour le manoir. Elle faisait allusion aux escaliers qu'elle avait rénové dernièrement. Elle avait enfin la sensation d'être utile à quelque chose. De plus, cela restait dans le domaine qu'elle adorait le plus: le bricolage. A la mention de son éventuel passé criminel, son sourire se transforma en sourire sadique.

"- Ouuuh, ça restait à démontrer..." pensa-t-elle au sujet d'Hugh et de Hades.

Encore un éclat de rire. Cela commençait vraiment à l'énerver ces pointes d'humour quelque peu cynique. Elle soupira intérieurement quand Demoya déclara qu'elle ne lira pas son dossier, elle souhaitait décider seule de ce qu'elle dévoilerait. Elle répliqua:

"- La saisir? C'est pas comme si j'avais eu le choix! Mais je vous serez toujours reconnaissante d'avoir accepté la proposition du juge, parce que je ne sais pas ce que j'aurais fait sinon..."